mardi 23 août 2011

Tunisie - Partie 1



Je regarde discrètement mon téléphone : il n'est que 11 heures, la réunion de 10 heures ne devrait plus tarder à commencer maintenant. L’atmosphère du bureau est studieuse, on n’entend que les clapotis du clavier sur lequel frappe frénétiquement Jipé, et ceux plus discret, qu’égrènent les petits doigts de Léa. L’immeuble du parti est situé dans un de ces quartiers neufs gagnés sur des terrains vagues au bord du lac, construits tout spécialement pour attirer les investisseurs en masse et les ambassades étrangères. Dans ce quartier ont poussé pêle-mêle tout un tas de bâtiments de bureaux prétentieux, le long d’immenses avenues encombrées de voitures brûlantes et poussiéreuses, et dont les noms évoquent (sans équivoque) la magie de l’orient aux « expats » qui les peuplent : le Lake Forum Club, le Blue Horizon Resort ou le Flamingo Center Park. De rares ouvriers s’affairent à revêtir d’enduit des murs de béton brut, perchés sur de vagues échafaudages brinquebalants, en faisant de larges mouvements nonchalants, engourdis par la chaleur suffocante qui écrase la ville.



La porte du bureau s’ouvre sur un geste brusque de Jean-Claude qui lance à la cantonade :
« Bon, j’ai eu Pierre au téléphone, il arrive dans une demi-heure ! »
Puis, s’adressant à nous :
« Désolé, hein, les gars de vous avoir fait déplacer pour rien…
— C’est pas grave, répond Sven en levant la tête, on commence à avoir l’habitude maintenant. »

Je me contente d’acquiescer du menton, en murmurant un « tu parles » avant de me replonger dans mes réflexions. Je ne réalise pas encore ce qu’il m’arrive. La veille encore, j’étais à Paris, dans la grisaille d’un mois d’août pluvieux, une fois n’est pas coutume, et me voilà, aujourd’hui, assis au sixième étage de l’immeuble d’un parti politique tunisien qui n’existait pas il y a six mois. J’avais seulement suivi là Sven, qui, semble-t-il en galère, m’avait demandé de l’aide pour un projet de tournage, à moi qui n’y connaissais rien, ou pas grand-chose : un petit clip vidéo de quelques minutes en Tunisie, quelques jours, tout au plus. Mais ni lui, ni moi, ni personne d’autre dans ce bureau ne semblait réellement au courant de « ce » qu’il fallait faire. Tout le monde savait juste « qu’il » fallait le faire. Mais pour ça, il fallait attendre le susnommé Pierre, le bras droit du big boss, dont on nous avait depuis la veille signalé que c’était lui, le type sans lequel on ne pouvait rien faire, avec l’insistance caractéristique de ces personnes qui cherchent systématiquement à se décharger de responsabilités quand il s’agit de faire quelque chose de chiant. Jipé continue de taper frénétiquement je ne sais quel rapport très certainement rempli de ces phrases à rallonge destinées à brouiller un concept simple dans une avalanche de mots franglais, et Léa de manipuler des colonnes de chiffres et des graphiques que personne ne prendra jamais la peine de lire. Sven lui, zen, comme à son habitude prenait son mal en patience en griffonnant des idées sur le bord d’une feuille. 



Puisqu’il nous faut attendre Pierre encore trente minutes (les minutes tunisiennes sont plus longues que les nôtres, donc compter plutôt dans les quarante-cinq minutes) prenons quelques instants pour faire le point sur cette situation surréaliste. Pour comprendre l’histoire dans laquelle Sven m’a embarquée, il n’est pas inintéressant de rappeler le contexte dans laquelle elle se déroule et qui diffère sûrement un peu de ce que nous apprenons par les médias depuis la France.

En janvier dernier, le départ du président un peu trop collant Ben Ali et la dissolution du parti quasi-unique a laissé la scène politique relativement vacante, et nombreux sont ceux qui se sont précipité dessus : principalement des associations déjà existantes ou des partis politiques dont l'influence était jusqu'alors très limitée. En quelques semaines ce sont plus d'une centaine de partis qui se sont créés, dont la majorité clairement symboliques, puisque ne disposant que de peu de moyens. Une dizaine d'entre eux étant amenés à devenir pérennes sur le long terme, grâce à une présence importante sur le terrain, dans les médias vecteurs de la révolution (internet, fessebouk, touitteur...) et surtout, grâce à de l'argent, beaucoup d'argent !



La Tunisie est un pays jeune, dynamique, bourré de ressources, et qui depuis quelques mois attire les convoitises de très nombreux investisseurs, maintenant que la belle-famille Ben Ali n'est plus là pour intercepter les capitaux au passage et se remplir les poches. Parmi ces « investisseurs » -terme un peu générique pour désigner des requins qui ont fait fortune dans la finance, l'immobilier, le pétrole,  les matières premières et toutes sortes de bulles spéculatives court-termistes, surtout à l'étranger- certains se sont soudainement trouvés des ambitions politiques, a l’instar du type pour qui on bosse, notre big boss. Et eux, de l’argent, ils en ont.

Justement, de l'argent, ici, il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit, mais ils ne sont pas une grande majorité à en bénéficier, euphémisme. La chute du président récidiviste a entrainé une certaine libéra-lisa-tion des mœurs, euphémisme encore, et aujourd'hui, les belles voitures s'affichent ostensiblement, les restaurants branchés et les clubs chics où l'on consomme du jus de fruits en quantités homéopathiques dans de la vodka et du rhum, euphémisme toujours, ne désemplissent pas de leur clientèle aisée. Pourtant, la Tunisie reste malgré tout un pays très ancré dans la tradition arabo-musulmane, et ces comportements sont loin d'être compris et acceptés de tous. Si le changement est vraiment perceptible pour l’ensemble des Tunisiens dans la vie de tous les jours (la police n'arrête plus les gens sans raison, la parole n'est plus limitée, les gens ne sont plus surveillés...) les mentalités, elles, n'évoluent pas aussi vite. Ainsi, la ligne politique de tous ces nouveaux partis est encore relativement floue, et tous, à quelques exceptions, dans le but de s’attirer un large panel d’électeurs, se proclament « centristes » et « modérés », ce qui ne veut pas dire grand-chose. Ici, pas plus qu’ailleurs, n’en déplaise aux centristes modérés. Dans un pays où tout reste à construire et à rétablir, il n’est pas surprenant de voir se côtoyer dans un programme électoral, promesses de libéralisme économique libérateur de croissance et de protections sociales accrues, ce qui, en France, en ferait hurler plus d’un, à droite et à gauche.



C’est à ce moment que débarque dans notre bureau fort calme, un homme fringuant d’une cinquantaine d’années, affublé d’un brushing grisonnant du plus bel effet et d’un énorme cigare aux lèvres : le fameux Pierre.

1 commentaire: