mardi 13 septembre 2011

Tunisie - Partie 4


En voyant ma tronche de déterré Sven rigole et me dit :
« Bon, on a pas grand-chose à faire ce soir : allons au bar, je t’invite !
– Au bar ? » demandé-je, bien étonné de découvrir ce qu’on peut bien boire dans le bar d’un hôtel tunisien vide en plein Ramadan. « Peut-être pourra-on se blinder au jus d’orange ? »

Sans perdre une minute, nous reparcourons les interminables couloirs dans le sens inverse, jusqu’au palier des ascenseurs, et comme à notre habitude poussons la porte des escaliers. En descendant, nous croisons un employé de l’hôtel qui nous dévisage un instant, et visiblement nous reconnaît. Il réprime un petit rire et me demande, incrédule : « Alors, on prend les escaliers comme d’habitude Monsieur ? » avant de disparaître par la porte que nous venons de franchir. Sven et moi, surpris, échangeons un regard. Cela fait à peine deux jours qu’on fréquente cet hôtel et visiblement le personnel n’est toujours pas vraiment habitué à voir des clients utiliser les escaliers ; visiblement, même pour descendre le malheureux étage qui les sépare de la réception, ils empruntent l’ascenseur. Ce soupçon est largement confirmé quand nous remarquons que les escaliers servent davantage à entreposer sur leurs plateaux les reliquats de repas du room service qu’à relier les différents niveaux de l’hôtel. Pas étonnant, dès lors, que le personnel de l’hôtel nous gratifie régulièrement de ces regards surpris et amusés depuis le jour de notre arrivée, où nous nous sommes faits remarquer en déchargeant –geste impensable !– le coffre de la voiture qui nous amenait de l’aéroport, malgré les protestations du boy avec son chariot, dont c’était l’unique travail et que nous venions de faire à sa place.

Nous découvrons le bar de l’hôtel, dans un vaste salon agrémenté de fauteuils molletonnés et bercé d’une délicate musique d’ascenseur, ironie, celui que nous ne daignons pas prendre. Dans des recoins sont disposés des écrans de télévision qui diffusent en continu des images de chaînes d’information arabes muettes. Tout au fond, face aux grandes baies qui donnent sur le jardin, un comptoir s’étire sur toute la longueur du mur, et derrière, disposées en guise de décoration sur des étagères, des dizaines de bouteilles de Vodka, toutes identiques.
« Me voilà rassuré, dis-je, au moins, on ne mourra pas de soif »

Nous nous dirigeons vers le comptoir et choisissons deux chaises hautes avant de nous affaler mollement sur la surface froide en marbre noir. Derrière le comptoir, une jeune femme brune coiffée d’un chignon très strict, vêtue de l’uniforme de l’hôtel et l’air follement préoccupé par une série de facturettes en papier, nous remarque à peine. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’elle lève la tête, pose ses grands yeux rieurs sur nous et demande dans un français imparfait teinté d’un accent très doux :
« Bonsoir ! Vous voulez boire quelque chose ?
– Ah, et bien oui, puisqu’on est là ! je dis d’un ton railleur.
– Et qu’est-ce que vous aimeriez boire ?
– Hé bien… dit Sven en faignant de réfléchir, est-ce que vous avez de la Vodka ? »
Elle lève les yeux une seconde, faignant de réfléchir à son tour en se grattant la tête, et lance en fronçant les sourcils, dans un demi sourire :
« Non, pas de Vodka !
– C’est dommage, reprend Sven se prenant au jeu, alors, je prendrai une Vodka ! »
Elle éclate d’un grand rire complice :
« Bien Monsieur, et se tournant vers moi, et pour vous ? »
D’un geste, elle me tend la carte des cocktails sur laquelle je jette des yeux concupiscents.
– Je vais  prendre un morito, s’il vous plait.
– Un mojjjjito, d’accord » reprend-elle en sortant de sous le meuble des verres propres.

Elle se lance alors dans une longue et hésitante chorégraphie, disparaissant derrière une porte dérobée à l’extrémité du bar, reparaissant puis disparaissant à nouveau par une autre située à l’autre extrémité, à chaque fois chargée de bouteilles, d’ustensiles divers, de serviettes, de pailles, en remportant d’autres. Enfin, elle apporte une bouteille de vieux rhum dont elle ôte le bouchon et verse son contenu dans le fond d’un grand verre. Cependant, après un instant d’hésitation, elle repart avec verre et bouteille. De longues minutes s’écoulent pendant lesquelles ce jeu interminable provoque chez nous un début de fou rire difficilement contrôlable. Finalement, elle revient et je la vois cueillir dans un énorme bouquet de menthe quelques feuilles qu’elle écrase dans un verre dont le contenu semble dépourvu du vieux rhum que j’ai vu quelques instants auparavant, puis elle y verse une grande rasade de l’imbuvable citronnade qu’ils servent au petit déjeuner en lieu et place d’un jus d’orange frais.  Je regarde d’un œil sceptique le mojito frelaté qu’elle me tend. C’est en voyant arriver la Vodka commandée par Sven, dans un verre à moutarde avec une paille et des glaçons, que nous parvenons à la conclusion que leur compétence en matière de cocktails égale la mienne en matière de physique quantique. Ne pouvant plus réprimer notre hilarité, nous éclatons alors d’un rire interminable, devant une serveuse dont l’incompréhension se lit sans peine sur son visage barré d’un rictus.

Lorsque nous reprenons enfin nos esprits, les glaçons ont à moitié fondu et je me rends compte que mon mojito ne comptait pas la moindre molécule d’alcool. Le bilan est mitigé, mais nous ne nous laissons pas abattre, et, nous nous replions alors sur la bierre locale, surpris qu’elle ne soit pas complètement imbuvable. Notre hôtesse nous tend alors machinalement l’une des facturettes qu’elle a l’air de tant affectionner, Sven s’empresse de la signer et dit, d’un air que j’imagine dépité :

« Bah, de toute façon, c’est la prod’ qui paye !
– La prod’ ? Ah. C’est la prod’ qui paye… »

Je me retourne vers lui : il me regarde avec un grand sourire. J’ai besoin d’une demie seconde pour comprendre ce que signifie ce sourire. « Quel con ! » réalisé-je. J’explose alors de rire, me tourne à nouveau vers la serveuse et lui lance :

« Finalement, je vais reprendre une Vodka. En fait, deux ou trois… à la santé de la prod’ ! »

dimanche 28 août 2011

Tunisie - Partie 3


Dans la voiture qui nous ramène à l’hôtel, je trouve Sven étonnamment zen, sans doute rassuré que les choses se mettent en place avec autant d’efficacité. Nous échangeons quelques mots sur le contenu de la réunion et on s’accorde sur le fait que tous nos interlocuteurs ont l’air réglo, ce qui est loin d’être toujours le cas. Il m’explique qu’une réunion est convenue le lendemain avec Ahmed et la maison de production pour peaufiner les détails du tournage et rencontrer les gens qui nous aideront à mener à bien l’ensemble du projet.

L’après midi est déjà bien avancée, et notre chauffeur sûrement bien plus préoccupé par l’idée de rentrer chez lui que de nous amener vivants à l’hôtel, roule à toute allure sur de larges autoroutes si neuves et déjà bien vieilles, en lançant aux automobilistes lambineux qu’il dépasse d’incompréhensibles fatwas. De part et d’autre d’un fossé poussiéreux bordé d’herbe jaunie et de palmiers désarticulés, s’alignent des constructions hétéroclites, souvent à peine achevées, couronnées de fers d’armature tordus, ou recouverts à la hâte de murs de grosse brique creuse. Cachées derrière leurs grandes murailles, les maisons, même les plus modestes, affichent sur la rue l’élégance d’une grande porte cloutée et peinte maladroitement, et ses fenêtres s’ornent de volets ou de grilles ouvragées d’où pend le linge en train de sécher. Les grandes intersections s’animent de petits magasins qui vendent à une clientèle aisée mobilier et luminaires design, et de petites échoppes aux façades peintes qui proposent aux autres, sous un vieux parasol Coca-Cola, des glaces, des rafraîchissements, du pain ou des pâtisseries. Des gens attendent là, au milieu de la route, l’hypothétique passage d’un bus, ou achètent à des vendeurs ambulants des melons ou des pastèques dont regorge l’arrière de leur camion. Dans le ciel d’un bleu fatigué se dressent ça et là le minaret de quelque mosquée que seuls osent concurrencer les antennes-relais et les paraboles qui hérissent le toit des immeubles.

La voiture s’engage vers Raoued, sur une mince bande de sable entre la mer et un lac asséché où s’alignent de luxueux complexes hôteliers et des golfs. C’est derrière leurs murs que les hommes d’affaires de passage et les touristes débarqués par centaines depuis les bateaux de croisière low-cost peuvent jouir, loin de la populace, des seules choses qu’ils retiendront plus tard de la Tunisie : le soleil, les palmiers, la piscine, et peut être un peu la plage. Au détour d’un virage, notre hôtel apparait enfin, un gros bâtiment rosâtre entouré d’une luxuriante végétation.  Arrivés à sa hauteur, le garde de l’entrée, sans se presser, pousse d’un geste machinal la barrière d’entrée, et notre chauffeur s’engouffre à l’intérieur avant de nous déposer, quelques secondes plus tard sous l’impressionnant porche de l’hôtel. Un boy nous ouvre la portière à grand renforts de politesses et de courbettes et nous invite à pénétrer dans le hall de réception surclimatisé par des portes qui coulissent difficilement à notre approche.

Le hall de l’hôtel est un immense et désert volume flanqué de colonnes qui supportent un dôme en verre d’où partent, dans toutes les directions des couloirs et des escaliers. L’espace est garni de tapis, de fauteuils moelleux et de grandes vasques en fausse terre cuite d’où dégringolent des guirlandes de feuillages rachitiques. L’atmosphère d’un calme profond n’est perturbé que par les brèves sonneries des téléphones, les chuchotements des employés derrière les comptoirs de la réception et les claquements des pas sur le marbre des boys en livrée qui s’affairent à traîner des valises sur un chariot ou font les cent-pas en attendant d’être sollicités par un quelconque client.

Sven et moi nous engouffrons d’un pas rapide dans les couloirs interminables et déserts où il n’est pas rare de croiser d’avantage d’employés que de clients. Depuis plusieurs temps, l’hôtel tourne au ralenti, subissant le double effet de la crise touristique et celui du mois de Ramadan, et cela s’en ressent dans le peu de zèle et d’entrain dont font preuve les serveurs et les femmes de chambres. L’hôtel fait penser à un ogre énorme agonisant, ou peut être juste assoupi, que l’on maintient animé coûte-que-coûte en attendant patiemment le retour de la chair fraîche des touristes à nouveau enclins à déferler sur les plages. Parfois, lorsque la nuit est tombée et que l’on entend plus que le bruit du vent dans les arbres dehors, on se surprend à rejouer un remake de Shining dans les couloirs tapissés d’épaisse moquette rouge.

Nous arrivons à nos chambres respectives, d’agréables pièces crème, garnies de mobilier rose et de lourdes tentures jaunes. Les lits ont était faits, et dans un souffle rauque de soulagement, je m’affale dans l’un d’entre eux. Loin de l’abrutissante chaleur du dehors et bercé par le ronronnement du climatiseur, je finis par m’endormir au milieu de l’énorme pile de coussins de mon lit, sans le vouloir, fatigué par une intense journée passée à attendre. Un moment plus tard, Sven frappe à ma porte, et me réveille en sursaut.

mercredi 24 août 2011

Tunisie - Partie 2


Pierre est l’un de ces libanais qui a brillamment réussi dans les affaires, d’un tempérament affable et décontracté, mais qui, néanmoins, possède cette prestance d’homme important habitué à côtoyer les puissants qui a quelque chose d’intimidant. Il nous conduit vers une salle de réunion au centre de laquelle se trouve une énorme table entourée de chaises confortables. Il se dirige à son extrémité, y dépose un élégant attaché-case, l’ouvre et en sort tout un tas d’affaires qu’il dispose méticuleusement, puis se sert un verre d’eau, avant de se retourner vers nous : 
« Bonjour Messieurs !
—Pierre, je te présente l’équipe de tournage, dit Jean-Claude sans nous laisser le temps de répondre.
—Oui, très bien… »
Sven se précipite pour lui serrer la main, alors que je marmonne un « enchanté ». Jean-Claude, bien décidé à ne pas perdre l’occasion de monopoliser la parole, reprend :
« Donc, ce sont eux qui ont réalisé le petit film sur la Côte-d’Ivoire que je t’ai montré. On va reprendre le même principe pour notre film de campagne.
—Oui, très bien, très bien…
—On avait pensé qu’il serait intéressant de filmer les gens un peu partout dans le pays, de se balader, d’aller chez eux et de recueillir leurs témoignages et…
—Oui, c’est ce qu’on avait dit. » coupe le libanais.

Alors que nous sommes tous rivés à ses lèvres, surveillant le moindre de ses gestes, un grand type baraqué d’une trentaine d’années vient s’assoir discrètement près de lui. En l’apercevant, son regard s’éclaire soudainement et lui arrache un sourire : « Ahmed ! Comment vas-tu ? » en lui serrant une virile et bruyante poignée de main. Et s’adressant à Sven et moi :
« Ahmed a travaillé sur notre première campagne, ils ont produit des petits films et les affiches que vous avez peut être vues un peu partout dans la rue. » Échanges de poignées de mains et politesses de convenance. « Il va travailler avec vous sur ce projet, il va s’occuper de vous trouver les gens dont vous avez besoin pour lire les verbatims. » Pierre marque une courte pause pour farfouiller dans ses papiers, Jipé en profite pour reprendre la parole :
« Justement, il faut qu’on parle des verbatims, ça serait bien qu’on détermine ensemble les profils sociologiques et les lieux qu’il serait intéressant de filmer…
—Oui, les verbatims, on a la liste des verbatims ? » demande Jean-Claude qui, après une série de petites blagues bien senties, cherche à paraître à nouveau sérieux.



Sven lui tend alors la feuille imprimée la veille sur laquelle figurent les verbatims. Avant d’aller plus loin, je me permets une courte parenthèse, parce que vous, lecteurs, êtes sûrement perdus, et moi aussi. Le petit film pour lequel nous avons été retenu se compose d’un ensemble de petits plans très courts, largement inspiré d’un clip que Sven et un ami avaient réalisé quelques mois auparavant en Côte-d’Ivoire. Dans ce petit film, des personnes sensées représenter leur pays dans sa diversité économique et sociologique –médecins, avocats, agriculteurs, chefs d’entreprises, mineurs ou pêcheurs–  prennent la parole pour déclamer une série de petites phrases convenues, politiquement correctes et souvent mièvres de bonnes intentions qui n’engagent personne, improprement qualifiées ici de verbatims, telles que la démocratie c’est bien, il faut plus d’égalité, plus de justice et moins de corruption. On imagine mal les voir dire le contraire. Les petits plans seraient ensuite entrecoupés de paysages caractéristiques de toute la Tunisie, affublés du logo du parti et de leur slogan, qui comme 90% des slogans de campagne doit sûrement contenir les mots ensemble et maintenant.

Pierre se plonge quelques instants dans la liste des verbatims sans aucun doute rédigée l’avant-veille à la hâte, par je ne sais quel conseiller en « com’ » qui s’est contenté de développer vaguement les points du programme électoral, et les lit à voix basse tout en laissant, de temps à autre, échapper des petits acquiescements de satisfaction. Tout le monde dans la salle de réunion observe un silence respectueux, ponctué de brefs chuchotements inquiets. Puis, comme lui-même rassuré de l’avancement du  projet, son visage s’illumine d’un sourire plus large encore et saisissant son briquet pour rallumer son cigare, il s’exclame : « Bon, il y a encore des choses à changer, mais c’est un bon début ! »

Le soulagement est palpable, les discussions reprennent sur un ton plus détendu, mais il faut maintenant régler les détails et le financement, la logistique et la technique. On s’inquiète alors du temps qu’il nous reste, de la dead-line, de la situation politique dans les pays voisins et de notre sécurité dans un brouhaha de questions pleines de bonnes intentions sans réelles réponses. Après une dizaine de minutes, il est alors convenu que l’on partira en petite équipe avec un chauffeur, le fameux Ahmed et éventuellement un régisseur capable de prendre en charge la logistique, et assurer notre sécurité dans les régions un peu « chaudes ». Une petite équipe est la solution idéale pour être le plus mobile et le plus discret possible.

Le téléphone de Jipé retentit alors, il s’éclipse poliment pour y répondre dans le couloir. Ahmed sort de sa réserve et nous demande si disposons de tout le matériel dont nous avons besoin, et si nous aurions besoin d’aide. Sven, peut-être un peu parano mais non sans raison, ne voulant pas voir le projet lui échapper de manière insidieuse au profit de personnes qui voudraient y avoir leur mot à dire, lui explique gentiment qu’il n’aura besoin de rien, ni de personne d’autre : Ahmed n’insiste pas mais nous explique qu’il faudra nécessairement passer par une maison de production qui s’occupera les procédures administratives, autorisations de filmer les gens, les monuments, qui, malgré les changements de régimes récents, n’en ont pas été pour le moins simplifiées. Revenu parmi nous, Jipé s’assoit et d’un air triomphant :
« C’est bon ! On a trouvé une baraque à louer pour bosser tranquillement !
– Ah enfin ! C’est que ça devenait gênant d’occuper les locaux du parti, trop de gens passent par ici, renchérit Jean-Claude.
– Des bruits commençaient à circuler ces derniers temps, c’est pas toujours très bien vu, les partis qui font appel aux étrangers pour leur campagnes…
– Enfin, nous, on s’en fout : du moment qu’on est payé ! » 



Pierre éclate d’un rire tonitruant, aussitôt imités par tous les autres, Sven et moi compris. Puis, redevenant immédiatement sérieux, il tapote son cigare sur le bord d’un cendrier, avant de le porter à nouveau à ses lèvres et d’en aspirer une longue bouffée. Et, très calmement, avec le sérieux et le professionnalisme rare de ces dirigeants qui savent s’impliquer personnellement dans un projet, et pas juste le déléguer en tout hâte à des subordonnés dont on peut douter de la compétence, il résume point par point la situation actuelle, sans omettre le moindre détail. « Je n’ai rien oublié, Messieurs ? » finit-il par conclure. Tout le monde se regarde l’air dubitatif dans un grommèlement indistinct de paroles inutiles et convenues avant de lâcher un dernier :
 « Euh, non, je ne crois pas, non, non ! »
– Alors tout le monde sait ce qu’il a à faire. » dit il en se levant, immédiatement suivi par tous les autres, pour qui se geste signifiait clairement la fin de notre entretien. L’ambiance se détend presque immédiatement, Jean-Claude s’enquérant bien vite auprès de Jipé d’un sujet pour le moins important : est-ce que leur nouveau QG disposerait d’une piscine ? Pierre se tourne alors vers nous, et dans un surprenant élan de franchise, il demande à la fois incrédule et admiratif :
« J’ai vraiment beaucoup aimé le petit sur la Côte-d’Ivoire ! Vous avez fait ça tout seul ?
– Oui, bien-sûr » réponds-je avec assurance à la place de Sven –alors occupé à discuter avec Ahmed des derniers préparatifs concernant la maison de production– comme si j’y avais moi-même participé au projet, alors que je n’ai jamais mis les pieds en Côte-d’Ivoire. Il reprend en riant, sûrement à moitié convaincu :
« Vraiment, je suis impressionné ! Ne me dites pas comment vous avez fait, je ne veux rien savoir !
– Ah, mais vous savez, les magiciens ne révèlent pas leurs trucs ! » conclus-je dans un grand sourire en lui tendant la main. Il éclate une nouvelle fois de rire en tapotant à nouveau sur son cigare sur le bord du cendrier. 


mardi 23 août 2011

Tunisie - Partie 1



Je regarde discrètement mon téléphone : il n'est que 11 heures, la réunion de 10 heures ne devrait plus tarder à commencer maintenant. L’atmosphère du bureau est studieuse, on n’entend que les clapotis du clavier sur lequel frappe frénétiquement Jipé, et ceux plus discret, qu’égrènent les petits doigts de Léa. L’immeuble du parti est situé dans un de ces quartiers neufs gagnés sur des terrains vagues au bord du lac, construits tout spécialement pour attirer les investisseurs en masse et les ambassades étrangères. Dans ce quartier ont poussé pêle-mêle tout un tas de bâtiments de bureaux prétentieux, le long d’immenses avenues encombrées de voitures brûlantes et poussiéreuses, et dont les noms évoquent (sans équivoque) la magie de l’orient aux « expats » qui les peuplent : le Lake Forum Club, le Blue Horizon Resort ou le Flamingo Center Park. De rares ouvriers s’affairent à revêtir d’enduit des murs de béton brut, perchés sur de vagues échafaudages brinquebalants, en faisant de larges mouvements nonchalants, engourdis par la chaleur suffocante qui écrase la ville.



La porte du bureau s’ouvre sur un geste brusque de Jean-Claude qui lance à la cantonade :
« Bon, j’ai eu Pierre au téléphone, il arrive dans une demi-heure ! »
Puis, s’adressant à nous :
« Désolé, hein, les gars de vous avoir fait déplacer pour rien…
— C’est pas grave, répond Sven en levant la tête, on commence à avoir l’habitude maintenant. »

Je me contente d’acquiescer du menton, en murmurant un « tu parles » avant de me replonger dans mes réflexions. Je ne réalise pas encore ce qu’il m’arrive. La veille encore, j’étais à Paris, dans la grisaille d’un mois d’août pluvieux, une fois n’est pas coutume, et me voilà, aujourd’hui, assis au sixième étage de l’immeuble d’un parti politique tunisien qui n’existait pas il y a six mois. J’avais seulement suivi là Sven, qui, semble-t-il en galère, m’avait demandé de l’aide pour un projet de tournage, à moi qui n’y connaissais rien, ou pas grand-chose : un petit clip vidéo de quelques minutes en Tunisie, quelques jours, tout au plus. Mais ni lui, ni moi, ni personne d’autre dans ce bureau ne semblait réellement au courant de « ce » qu’il fallait faire. Tout le monde savait juste « qu’il » fallait le faire. Mais pour ça, il fallait attendre le susnommé Pierre, le bras droit du big boss, dont on nous avait depuis la veille signalé que c’était lui, le type sans lequel on ne pouvait rien faire, avec l’insistance caractéristique de ces personnes qui cherchent systématiquement à se décharger de responsabilités quand il s’agit de faire quelque chose de chiant. Jipé continue de taper frénétiquement je ne sais quel rapport très certainement rempli de ces phrases à rallonge destinées à brouiller un concept simple dans une avalanche de mots franglais, et Léa de manipuler des colonnes de chiffres et des graphiques que personne ne prendra jamais la peine de lire. Sven lui, zen, comme à son habitude prenait son mal en patience en griffonnant des idées sur le bord d’une feuille. 



Puisqu’il nous faut attendre Pierre encore trente minutes (les minutes tunisiennes sont plus longues que les nôtres, donc compter plutôt dans les quarante-cinq minutes) prenons quelques instants pour faire le point sur cette situation surréaliste. Pour comprendre l’histoire dans laquelle Sven m’a embarquée, il n’est pas inintéressant de rappeler le contexte dans laquelle elle se déroule et qui diffère sûrement un peu de ce que nous apprenons par les médias depuis la France.

En janvier dernier, le départ du président un peu trop collant Ben Ali et la dissolution du parti quasi-unique a laissé la scène politique relativement vacante, et nombreux sont ceux qui se sont précipité dessus : principalement des associations déjà existantes ou des partis politiques dont l'influence était jusqu'alors très limitée. En quelques semaines ce sont plus d'une centaine de partis qui se sont créés, dont la majorité clairement symboliques, puisque ne disposant que de peu de moyens. Une dizaine d'entre eux étant amenés à devenir pérennes sur le long terme, grâce à une présence importante sur le terrain, dans les médias vecteurs de la révolution (internet, fessebouk, touitteur...) et surtout, grâce à de l'argent, beaucoup d'argent !



La Tunisie est un pays jeune, dynamique, bourré de ressources, et qui depuis quelques mois attire les convoitises de très nombreux investisseurs, maintenant que la belle-famille Ben Ali n'est plus là pour intercepter les capitaux au passage et se remplir les poches. Parmi ces « investisseurs » -terme un peu générique pour désigner des requins qui ont fait fortune dans la finance, l'immobilier, le pétrole,  les matières premières et toutes sortes de bulles spéculatives court-termistes, surtout à l'étranger- certains se sont soudainement trouvés des ambitions politiques, a l’instar du type pour qui on bosse, notre big boss. Et eux, de l’argent, ils en ont.

Justement, de l'argent, ici, il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit, mais ils ne sont pas une grande majorité à en bénéficier, euphémisme. La chute du président récidiviste a entrainé une certaine libéra-lisa-tion des mœurs, euphémisme encore, et aujourd'hui, les belles voitures s'affichent ostensiblement, les restaurants branchés et les clubs chics où l'on consomme du jus de fruits en quantités homéopathiques dans de la vodka et du rhum, euphémisme toujours, ne désemplissent pas de leur clientèle aisée. Pourtant, la Tunisie reste malgré tout un pays très ancré dans la tradition arabo-musulmane, et ces comportements sont loin d'être compris et acceptés de tous. Si le changement est vraiment perceptible pour l’ensemble des Tunisiens dans la vie de tous les jours (la police n'arrête plus les gens sans raison, la parole n'est plus limitée, les gens ne sont plus surveillés...) les mentalités, elles, n'évoluent pas aussi vite. Ainsi, la ligne politique de tous ces nouveaux partis est encore relativement floue, et tous, à quelques exceptions, dans le but de s’attirer un large panel d’électeurs, se proclament « centristes » et « modérés », ce qui ne veut pas dire grand-chose. Ici, pas plus qu’ailleurs, n’en déplaise aux centristes modérés. Dans un pays où tout reste à construire et à rétablir, il n’est pas surprenant de voir se côtoyer dans un programme électoral, promesses de libéralisme économique libérateur de croissance et de protections sociales accrues, ce qui, en France, en ferait hurler plus d’un, à droite et à gauche.



C’est à ce moment que débarque dans notre bureau fort calme, un homme fringuant d’une cinquantaine d’années, affublé d’un brushing grisonnant du plus bel effet et d’un énorme cigare aux lèvres : le fameux Pierre.