En voyant ma tronche de déterré Sven rigole et me dit :
« Bon, on a pas grand-chose à faire ce soir : allons au bar, je t’invite !
– Au bar ? » demandé-je, bien étonné de découvrir ce qu’on peut bien boire dans le bar d’un hôtel tunisien vide en plein Ramadan. « Peut-être pourra-on se blinder au jus d’orange ? »
Sans perdre une minute, nous reparcourons les interminables couloirs dans le sens inverse, jusqu’au palier des ascenseurs, et comme à notre habitude poussons la porte des escaliers. En descendant, nous croisons un employé de l’hôtel qui nous dévisage un instant, et visiblement nous reconnaît. Il réprime un petit rire et me demande, incrédule : « Alors, on prend les escaliers comme d’habitude Monsieur ? » avant de disparaître par la porte que nous venons de franchir. Sven et moi, surpris, échangeons un regard. Cela fait à peine deux jours qu’on fréquente cet hôtel et visiblement le personnel n’est toujours pas vraiment habitué à voir des clients utiliser les escaliers ; visiblement, même pour descendre le malheureux étage qui les sépare de la réception, ils empruntent l’ascenseur. Ce soupçon est largement confirmé quand nous remarquons que les escaliers servent davantage à entreposer sur leurs plateaux les reliquats de repas du room service qu’à relier les différents niveaux de l’hôtel. Pas étonnant, dès lors, que le personnel de l’hôtel nous gratifie régulièrement de ces regards surpris et amusés depuis le jour de notre arrivée, où nous nous sommes faits remarquer en déchargeant –geste impensable !– le coffre de la voiture qui nous amenait de l’aéroport, malgré les protestations du boy avec son chariot, dont c’était l’unique travail et que nous venions de faire à sa place.
Nous découvrons le bar de l’hôtel, dans un vaste salon agrémenté de fauteuils molletonnés et bercé d’une délicate musique d’ascenseur, ironie, celui que nous ne daignons pas prendre. Dans des recoins sont disposés des écrans de télévision qui diffusent en continu des images de chaînes d’information arabes muettes. Tout au fond, face aux grandes baies qui donnent sur le jardin, un comptoir s’étire sur toute la longueur du mur, et derrière, disposées en guise de décoration sur des étagères, des dizaines de bouteilles de Vodka, toutes identiques.
« Me voilà rassuré, dis-je, au moins, on ne mourra pas de soif »
Nous nous dirigeons vers le comptoir et choisissons deux chaises hautes avant de nous affaler mollement sur la surface froide en marbre noir. Derrière le comptoir, une jeune femme brune coiffée d’un chignon très strict, vêtue de l’uniforme de l’hôtel et l’air follement préoccupé par une série de facturettes en papier, nous remarque à peine. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’elle lève la tête, pose ses grands yeux rieurs sur nous et demande dans un français imparfait teinté d’un accent très doux :
« Bonsoir ! Vous voulez boire quelque chose ?
– Ah, et bien oui, puisqu’on est là ! je dis d’un ton railleur.
– Et qu’est-ce que vous aimeriez boire ?
– Hé bien… dit Sven en faignant de réfléchir, est-ce que vous avez de la Vodka ? »
Elle lève les yeux une seconde, faignant de réfléchir à son tour en se grattant la tête, et lance en fronçant les sourcils, dans un demi sourire :
« Non, pas de Vodka !
– C’est dommage, reprend Sven se prenant au jeu, alors, je prendrai une Vodka ! »
Elle éclate d’un grand rire complice :
« Bien Monsieur, et se tournant vers moi, et pour vous ? »
D’un geste, elle me tend la carte des cocktails sur laquelle je jette des yeux concupiscents.
– Je vais prendre un morito, s’il vous plait.
– Un mojjjjito, d’accord » reprend-elle en sortant de sous le meuble des verres propres.
Elle se lance alors dans une longue et hésitante chorégraphie, disparaissant derrière une porte dérobée à l’extrémité du bar, reparaissant puis disparaissant à nouveau par une autre située à l’autre extrémité, à chaque fois chargée de bouteilles, d’ustensiles divers, de serviettes, de pailles, en remportant d’autres. Enfin, elle apporte une bouteille de vieux rhum dont elle ôte le bouchon et verse son contenu dans le fond d’un grand verre. Cependant, après un instant d’hésitation, elle repart avec verre et bouteille. De longues minutes s’écoulent pendant lesquelles ce jeu interminable provoque chez nous un début de fou rire difficilement contrôlable. Finalement, elle revient et je la vois cueillir dans un énorme bouquet de menthe quelques feuilles qu’elle écrase dans un verre dont le contenu semble dépourvu du vieux rhum que j’ai vu quelques instants auparavant, puis elle y verse une grande rasade de l’imbuvable citronnade qu’ils servent au petit déjeuner en lieu et place d’un jus d’orange frais. Je regarde d’un œil sceptique le mojito frelaté qu’elle me tend. C’est en voyant arriver la Vodka commandée par Sven, dans un verre à moutarde avec une paille et des glaçons, que nous parvenons à la conclusion que leur compétence en matière de cocktails égale la mienne en matière de physique quantique. Ne pouvant plus réprimer notre hilarité, nous éclatons alors d’un rire interminable, devant une serveuse dont l’incompréhension se lit sans peine sur son visage barré d’un rictus.
Lorsque nous reprenons enfin nos esprits, les glaçons ont à moitié fondu et je me rends compte que mon mojito ne comptait pas la moindre molécule d’alcool. Le bilan est mitigé, mais nous ne nous laissons pas abattre, et, nous nous replions alors sur la bierre locale, surpris qu’elle ne soit pas complètement imbuvable. Notre hôtesse nous tend alors machinalement l’une des facturettes qu’elle a l’air de tant affectionner, Sven s’empresse de la signer et dit, d’un air que j’imagine dépité :
« Bah, de toute façon, c’est la prod’ qui paye !
– La prod’ ? Ah. C’est la prod’ qui paye… »
Je me retourne vers lui : il me regarde avec un grand sourire. J’ai besoin d’une demie seconde pour comprendre ce que signifie ce sourire. « Quel con ! » réalisé-je. J’explose alors de rire, me tourne à nouveau vers la serveuse et lui lance :
« Finalement, je vais reprendre une Vodka. En fait, deux ou trois… à la santé de la prod’ ! »